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Voilà un premier article, tiré du magazine Historia.
L'art des geishas et des courtisanes, le 01/03/2011 par Hélène Bayou, numéro 771, page 43.
Avec la délicatesse d'une fleur, elles manient le pinceau, s'adonnent au chant, à la danse, à la poésie et à la cérémonie du thé. Elles sont là pour satisfaire l'homme. Sans jamais tomber dans la prostitution.
Le terme de geisha on utilise plus volontiers le mot geiko à Kyoto apparaît assez tardivement au Japon. Signifiant littéralement « personne qui excelle dans les arts », il se fait jour vers la fin du XVIIe siècle, alors que le pays est entré dans l'âge moderne d'Edo, recouvrant une réalité qui se dessine dès le XVe siècle. Cette dernière porte en elle l'héritage d'une notion plus ancienne et plus vaste, celle de femmes dévolues au divertissement des hommes, attestée dans les textes à partir de la fin du Xe siècle, et que l'on nomme plus largement courtisanes comme le rappelle Jacqueline Pigeot dans son ouvrage Femmes galantes, femmes artistes dans le Japon ancien XIe-XIIIe siècle.
Si les geishas sont de fait versées dans des arts aussi divers que ceux de la danse, du chant, du luth traditionnel, de la Cérémonie du Thé ou de l'arrangement floral, de la composition poétique et de la conversation, il est entendu qu'elles ne se livrent pas à la prostitution. Au début du XVIIIe siècle, encore, le terme de danseuse odoriko est plus volontiers employé, et il demeure difficile tout au long de l'époque d'Edo d'établir une claire distinction entre geishas et courtisanes, ces dernières étant également souvent des artistes accomplies.
L'existence de femmes faisant profession de leur pouvoir de séduction transparaît au fil de textes qui se multiplient au XIe siècle. S'il est probable que leur apparition remonte à des temps plus reculés, il est notable que notes de voyages, journaux intimes, poèmes, se font l'écho, sous des plumes masculines, de la teneur de cet art et de la réalité de sa séduction.
Loin de toute réprobation, elles sont respectées
Ainsi un texte de la fin du Xe siècle fait-il le constat de cette existence, soulignant le caractère quasi inéluctable, inhérent à la nature humaine, du plaisir éprouvé à leur fréquentation. Loin de toute réprobation morale, et même si certains passages opposent plaisir de cette séduction et sagesse, il est admis que cette présence constitue une source de plaisir indéniable, goûté des simples voyageurs comme des aristocrates. Le regard singulier porté dès ce moment sur cette pratique, alliée à l'expression fréquente d'une compassion à l'égard de la condition de ces artistes, explique sans doute la tolérance mais aussi le respect dont elles furent très tôt nimbées. Se dessine ainsi à l'époque médiévale le portrait littéraire de courtisanes attirant par leurs chants, depuis leurs barques amarrées au long des voies fluviales, des voyageurs qui semblent n'avoir souvent pu que difficilement se soustraire à leur charme. « Leurs voix retiennent les nuées, leurs chants ébranlent eaux et vents. Il n'est pas de voyageur qui n'oublie son foyer », écrit Ôe no Masafusa 1041-1111.
Si le degré de perfection de leur art est loué, le goût de l'amour charnel, exalté en creux au cœur de ces témoignages, est résolument exempt de toute indécence. La dimension itinérante, presque aléatoire, de la présence de ces courtisanes, qui semblent exercer en dehors de tout cadre administratif ou territorial, est en revanche une caractéristique de cette époque, évoquée par les thèmes récurrents de la barque, du va-et-vient, de l'accostage à proprement parler. La poétique de ces « allées et venues » fait d'ailleurs écho métaphoriquement à l'idée même de divertissement - les « femmes de divertissement » apparaissant comme une désignation possible de ces courtisanes mais aussi des geishas de l'époque d'Edo. L'existence de ces dernières semble d'ailleurs avoir été précédée de celle de geishas-hommes chargés au XIIIe siècle de servir et de distraire les daimyo et, plus largement, le public.
On ne peut s'empêcher de rapprocher cette pratique de l'existence de troupes mixtes d'artistes baladins, nommés marionnettistes, activité exercée exclusivement par les hommes, attestées dès le XIIe siècle et accueillies pour quelques-unes dans les cercles du pouvoir. Certaines peintures de l'époque d'Edo attestent de la permanence de ces geishas-hommes jusqu'au milieu du XIXe siècle.
Au nombre des mutations majeures ? La naissance, au XVIIe siècle, de lieux exclusivement dévolus aux divertissements, placés sous le strict contrôle du gouvernement Tokugawa. L'émergence de ces quartiers réservés s'inscrit dans un contexte urbain particulier ; la croissance de la capitale Edo compte, lors du recensement de 1733, 536 380 habitants, et vers 1750 plus d'un million de citadins s'effectue avec une forte disproportion en faveur d'une population masculine63,4 %, en raison notamment de la présence temporaire de propriétaires terriens ou de samouraïs désœuvrés, mais aussi de commerçants et travailleurs itinérants, qui forment une part importante de la clientèle.
Les grandes cités ont toutes leurs quartiers réservés
Dans ces quartiers ceints de hauts murs et de douves, mais à l'intérieur desquels le temps s'écoule différemment où toute barrière sociale se désagrège, une étiquette éminemment complexe s'élabore, régissant à la fois l'univers reclus des courtisanes et femmes de l'art de séduire, et la progression, au sein de cet univers, de ses visiteurs. Établi dès 1617 près de Nihonbashi, transféré après l'incendie dévastateur de 1657 au nord de la cité, près du temple d'Asakusa, le quartier de Yoshiwara abrite au XVIIIe siècle environ 1 % de la population de la capitale. Entre 1725 et 1787, sa population croît de 8 679 à 14 500 habitants, dont 2 500 sont des geishas, des courtisanes, des prostituées et des kamuro assistantes, encore enfants, de courtisanes de haut rang.
Si toutes les grandes cités possèdent leurs quartiers réservés, Yoshiwara demeure le plus célèbre. Les visiteurs, ou les simples badauds, y accèdent selon un cheminement décrit dans les guides de l'époque, obéissant à une sorte de mise en scène spatiale ; le début du chemin d'accès, le long de la Digue du Japon, est ainsi marqué de la présence d'un saule pleureur, dit « le saule d'où l'on se retourne », dernier point sans doute avant la séparation avec le monde réel de la cité. Avant d'aboutir à l'unique porte d'entrée, il observe trois coudes, de manière à dissimuler aux simples promeneurs toute échappée visuelle vers ce lieu de plaisirs. Une fois la porte franchie, s'ouvre l'artère principale de Nakano-chô, lieu de déambulation favori des cortèges de grandes courtisanes comme des clients, bordée de multiples maisons vertes. De cette avenue enfin partent des rues de moindre importance, recélant maisons de thé, maisons de rendez-vous et établissements dévolus à des divertissements de tous ordres.
L'importance de leur rôle est attestée dans la peinture
Chacune de ces étapes d'un parcours tant urbain que mental se trouve avoir été l'objet de représentations picturales nombreuses, tout au long de l'époque d'Edo. Le courant artistique de l'Ukiyo-e [littéralement images du Monde flottant] trouva dans la description de ce tissu social un sujet majeur, qui se déploie aux côtés des portraits mêmes des idoles des lieux, courtisanes et acteurs de kabuki des quartiers des théâtres.
L'une de ses problématiques réside précisément en ce basculement, effectué entre la première et la seconde moitié du XVIIe siècle, d'une peinture de genre de type traditionnel vers la conception de véritables portraits de femmes individualisées, dénotant par cette mise en exergue d'individualités singulières, l'importance grandissante du rôle de celles-ci, geishas ou courtisanes de haut rang, dans l'interprétation du discours esthétique et intellectuel déployé autour de l'idée de Monde flottant. De fait, qui mieux que ces femmes artistes pouvaient incarner la conscience à peine voilée de la précarité même de ces plaisirs et de cette gloire, fugitifs s'il en est.
Si l'on tente de mieux cerner la silhouette des geishas de Yoshiwara aux XVIIe et XVIIIe siècles, la peinture et l'estampe demeurent des sources essentielles, soulignant néanmoins une présence plus rare, proportionnellement, que celle d'autres catégories de femmes galantes. Certaines œuvres du XVIIe siècle offrent quelques critères de distinction, en un temps où la frontière entre geishas, courtisanes de haut rang et danseuses, n'est pas toujours nettement dessinée. Un paravent de Hishikawa Moronobu, de la fin du XVIIe siècle, déploie, dans la description d'une parade de courtisane dans Nakano-chô, un panorama imagé de ces nuances subtiles. C'est à la faveur d'un détail dépeignant un dîner dans une maison de rendez-vous que peuvent être isolées deux geishas, l'une dansant vêtue d'un furisode kimono aux manches longues, l'autre pinçant les cordes de son luth traditionnel shamisen . Accompagnées d'un joueur de tambour et d'un musicien aveugle, elles assistent, par leur simple présence et par quelques intermèdes dansés et musicaux, de riches clients réunis pour un banquet entre amis. C'est le rôle qui leur est strictement dévolu, et le coût de cette seule présence est tel que seuls les visiteurs les plus fortunés sont susceptibles de goûter le plaisir de leur compagnie, réservée souvent de longue date. C'est au milieu du XVIIIe siècle que le statut des geishas apparaît pour la première fois clairement défini, et il leur est dès lors, par décret gouvernemental, interdit de se livrer à la prostitution.
Elles sont copiées par les femmes des classes aisées
Alors que la plupart sont sous contrats libres avec des maisons de Yoshiwara, quelques-unes évoluent hors de l'enceinte, notamment dans le quartier non contrôlé de Fukagawa, au nord-est d'Edo, ou dans le district de Gion à Kyoto ; il semble que dans ce cas les interdits aient pu être quelque peu transgressés quelques estampes érotiques s'en font ainsi l'écho, de même que leurs talents artistiques se soient exprimés à travers des formes extrêmement diverses, telle la récitation de chants pour le théâtre de marionnettes, ou même l'interprétation d'intermèdes comiques du théâtre.
Idolâtrées entre toutes, représentées à l'envi par les artistes de l'Ukiyo-e jusqu'au XIXe siècle, même s'il n'est pas toujours aisé d'identifier dans ce contexte leur statut avec précision, les geishas ont occupé une place déterminante dans l'édification d'un creuset culturel singulier, qui s'épanouit surtout aux XVIIe-XVIIIe siècle au cœur des quartiers réservés d'Edo ou de Kyoto pour éclabousser de leur éclat le monde « séculier ». Si leur élégance et leur maintien sont copiés, via les images peintes ou imprimées, des femmes de la bourgeoisie d'Edo, c'est surtout leur éducation artistique et littéraire de haut niveau surpassant le degré de connaissance des jeunes femmes des classes aisées, qui sous-tend le réel pouvoir de séduction et l'impact intellectuel qu'elles eurent sur leurs contemporains. Expertes en arts de la danse et du chant, en pratique musicale, elles sont aussi formées à la calligraphie, la composition poétique et l'art de la conversation, ont exploré les voies du thé, de l'encens et de l'arrangement floral.
Au-delà de la performance, cette éducation intransigeante et vaste explique que leur présence, loin d'être simplement ornementale, ait contribué à Yoshiwara à l'émergence d'une sensibilité esthétique et de positionnements existentiels inédits, d'un raffinement extrême.
Par Hélène Bayou.